Dans l’introduction de notre dossier sur les écosystèmes francophones, nous avons montré pourquoi la francophonie constitue un terrain unique pour l’entrepreneuriat : une langue commune, une diversité culturelle et économique, un rôle clé de la diaspora. Mais avant de cartographier les acteurs concrets – que nous explorerons dans les prochains chapitres – il est essentiel de bien comprendre ce que recouvre le terme écosystème entrepreneurial.
Ce premier chapitre pose les bases. Nous allons revenir sur l’origine du concept, détailler les éléments qui composent un écosystème, examiner quelques modèles internationaux et montrer en quoi cette grille de lecture est indispensable pour analyser les dynamiques entrepreneuriales francophones.
1. Origine du concept d’écosystème entrepreneurial
1.1 Les racines académiques
Le terme “écosystème” est d’abord un terme biologique. Inventé par l’écologue britannique Arthur Tansley en 1935, il désigne un système d’interactions entre les organismes vivants et leur environnement.
Ce vocabulaire entre dans le champ économique au début des années 1990. En 1993, James F. Moore publie un article marquant dans la Harvard Business Review, Predators and Prey: A New Ecology of Competition (source). Il y développe l’idée que les entreprises doivent être pensées comme des “espèces” évoluant dans un environnement interconnecté. Elles s’affrontent, mais elles coopèrent aussi, et leur survie dépend de l’équilibre global.
Cette approche est révolutionnaire à l’époque : elle rompt avec une vision strictement concurrentielle des marchés. Elle met en avant la coopétition (coopération + compétition), qui deviendra centrale dans la dynamique des startups.
Dans les années 2000, Daniel Isenberg (Babson College) précise le concept et propose un cadre opérationnel qui fait encore référence aujourd’hui. Il identifie six piliers (politiques, financement, culture, soutiens, marchés, capital humain) qui structurent un écosystème entrepreneurial.
👉 Nous reviendrons sur ces piliers pour analyser les écosystèmes startups africains (Chapitre 2) ou les incubateurs européens (Chapitre 3).
1.2 La diffusion mondiale
À partir des années 2010, le terme explose dans le langage des décideurs publics et des organisations internationales.
- La Banque mondiale publie son rapport Doing Business, qui évalue chaque année la facilité de créer et gérer une entreprise dans 190 pays (Banque mondiale).
- L’OCDE intègre l’écosystème entrepreneurial dans ses recommandations pour stimuler la compétitivité (OCDE Innovation).
- L’Union africaine développe le programme Smart Africa (2013), visant à faire du numérique un levier central pour l’entrepreneuriat.
- Des pays lancent des programmes nationaux : Startup Chile (2010), La French Tech en France (2013), Nigeria Startup Act (2022).
Aujourd’hui, “écosystème” est devenu un mot incontournable : il désigne autant un hub mondial (Silicon Valley, Shenzhen, Tel-Aviv) qu’une communauté locale (coworking à Abidjan, fablab à Ouagadougou).
📝 À retenir
- L’écosystème entrepreneurial est un concept inspiré de la biologie, appliqué à l’économie depuis les années 1990.
- Il met en avant l’interdépendance des acteurs : entrepreneurs, investisseurs, universités, pouvoirs publics, grandes entreprises.
- Il est désormais une référence mondiale pour analyser la compétitivité d’un territoire.
2. Les composantes d’un écosystème entrepreneurial
2.1 Les acteurs
Un écosystème repose sur une constellation d’acteurs :
- Les entrepreneurs : innovateurs, créateurs de valeur.
- Les financeurs : des microcrédits aux fonds de capital-risque. Exemple : Partech Africa, Bpifrance, Investissement Québec.
- Les structures de soutien : incubateurs (Station F, CTIC Dakar), accélérateurs, fablabs.
- Les universités et centres de recherche : sources de talents et d’innovations.
- Les pouvoirs publics : cadre légal, fiscal, programmes (ex : DER/FJ au Sénégal).
- Les grandes entreprises : partenaires stratégiques et premiers clients des startups.
2.2 Les ressources
Un écosystème est aussi alimenté par des ressources :
- Financières : capitaux, subventions, prêts.
- Humaines : talents, ingénieurs, designers, marketeurs.
- Infrastructures : internet haut débit, énergie stable, transport logistique.
- Culturelles : tolérance à l’échec, mentalité collaborative.
👉 Ces dimensions seront détaillées dans le chapitre sur les défis structurels (Chapitre 7).
📝 À retenir
- Un écosystème, ce n’est pas seulement des startups. C’est une constellation d’acteurs + un socle de ressources.
- Les ressources intangibles (culture, mentalité) comptent autant que les ressources matérielles.
3. Exemples mondiaux : des modèles inspirants
3.1 Silicon Valley
La Silicon Valley est l’archétype. Ses ingrédients :
- Universités prestigieuses (Stanford, Berkeley).
- Abondance de capitaux (Sequoia, Andreessen Horowitz).
- Une culture du risque et de l’échec.
- Des géants devenus mentors : Google, Apple, Facebook, etc.
3.2 Tel-Aviv (Israël)
Un petit pays, mais une densité incroyable de startups. Facteurs clés :
- Recherche militaire et civile transformée en innovations.
- Politiques publiques volontaristes.
- Réseaux internationaux de la diaspora juive.
3.3 Shenzhen (Chine)
De zone industrielle low-cost à hub mondial du hardware. Facteurs :
- Politique industrielle chinoise.
- Chaîne logistique mondiale concentrée.
- Écosystème de fabricants et de startups électroniques.
3.4 Nairobi, Tallinn, Bangalore
- Nairobi : fintech et mobile money (M-Pesa).
- Tallinn : pionnière en e-gouvernement et digitalisation.
- Bangalore : capitale des services informatiques indiens.
👉 Ces cas offrent des points de comparaison pour les écosystèmes africains francophones (Chapitre 2).
📝 À retenir
- Les écosystèmes les plus performants combinent universités, capitaux, culture, marchés.
- Il n’y a pas de modèle unique : Israël, la Chine, les États-Unis et l’Afrique inventent chacun leur propre voie.
4. Pourquoi cette notion est essentielle pour la francophonie
La francophonie n’a pas de Silicon Valley unique, mais elle a des pôles multiples.
4.1 Une mosaïque reliée par la langue
- Québec, Sénégal, Côte d’Ivoire, France, Belgique, Suisse, Madagascar, Haïti.
- Le français permet de relier des entrepreneurs de contextes très différents.
4.2 Des niveaux de maturité variés
- France & Canada : écosystèmes matures.
- Afrique francophone : en pleine expansion.
- Caraïbes : émergents.
4.3 Des leviers communs
Analyser en termes d’écosystèmes permet d’identifier les leviers d’action : financement, infrastructures, formation, diaspora.
👉 Exemple : le programme DER/FJ au Sénégal (Délégation générale à l’Entrepreneuriat Rapide des Femmes et des Jeunes) illustre l’importance des politiques publiques.
📝 À retenir
- La francophonie est un archipel entrepreneurial.
- Les défis sont communs (financement, culture, infrastructures).
- La langue française et la diaspora créent une force transnationale unique.
5. Limites et critiques du concept
- Le terme est parfois utilisé comme un mot-valise sans contenu précis.
- Risque d’ignorer les rapports de pouvoir (domination des GAFAM, dépendance au capital étranger).
- Vision trop optimiste qui occulte la fragilité de nombreux écosystèmes en Afrique ou dans les Caraïbes.
📝 À retenir
- Le concept est utile mais doit être appliqué de manière critique et contextualisée.
- Les écosystèmes francophones ne doivent pas copier-coller le modèle Silicon Valley.
Conclusion du chapitre
Ce chapitre a montré que l’écosystème entrepreneurial est plus qu’un jargon : c’est une grille d’analyse pour comprendre comment émergent et se structurent les entreprises innovantes.
La francophonie, forte de sa diversité et de sa jeunesse, peut inventer sa propre voie en combinant ses forces : diaspora, langue commune, complémentarité des régions.
Et après ?
- Le Chapitre 2 portera sur les écosystèmes startups de l’Afrique francophone (Dakar, Abidjan, Casablanca, Douala).
- Le Chapitre 3 explorera l’Europe francophone (Paris, Bruxelles, Genève).
- Puis viendront le Québec, les Caraïbes, les success stories, et enfin les défis pour 2035.